Oui, c’est bizarre. La ville qui accueille notre dernière représentation africaine porte un nom qui fait plutôt penser à nos balbutiements colombiens. Nous ne sommes pas à Pablo Escobar, ou à Ramon Perez, mais bien à Diego Suarez.
« Diego », pour les intimes.
Alors pourquoi cette ville malgache se prénomme-t’elle ainsi. ? Nous on sait, mais on ne va pas vous mâcher tout le travail quand notre ami google peut le faire aussi.
Une dernière, c’est toujours plein de nostalgie, de fébrilité, de sursauts dans la marge. Comme un dernier enjeu avant d’être désincarnés. Comme un dernier frisson avant l’éternité. Last exit to...
Mais remontons le temps qui lui-même ne se laisse pas démonter.
Arrivée à Diego ( non, on ne dit pas « chez » ) : de la boue sur nos bottes, des cernes dans nos valises, des cheveux plein la tête. Nous n’avons pas eu le temps de regarder passer le temps. Il y a trois mois, nous quittâmes Paname avec des tonnes d’illusions sur l’Afrique, et nous avions vingt ans.
Aujourd’hui nous irions bien au coiffeur ( là, on dit «chez ») mais c’est la fête des mères. Et nous avons cent ans. L’Afrique, ou plutôt les Afriques, nous ont livré une infime partie de leur secret, nous avons frôlé racisme vaudou et fêtes expatriées, mendiants et prophètes, sable et ciment, goudrons et nicotine, girafes et pollution. Et comme nous, le spectacle est plus vieux.
Il faudra laisser décanter nos souvenirs pour qu’ils trouvent une nouvelle jeunesse dans la prochaine version de Mondial Cabaret. Nos prochains numéros prendront-ils le chemin du Kuduru angolais, du voile islamique, du masque zimbabwéen ? Rendez-vous à Paris ( c’est un scoop ), bientôt, pour le découvrir.
Ce que nous savons, c’est que ce voyage nous aura remués, secoués, bouleversés, mélangés, et qu’il faudra remettre tout ça en ordre, des pieds à la tête, de fond en comble. Démêler les Afriques. Identifier le rôle et l’influence de chaque étape. Car Kigali n’a pas plus en commun avec Sal que Sartrouville avec Phnom Penh. Et le Bénin ressemble autant à la Namibie que Demis Roussos à Christophe Maé.
Nous rêvons. Boulevards de l’inconscient qui travaille et nous renvoie inlassablement dans les salles d’embarquement que nous venons à peine de quitter. Rêves de passeports qu’on tamponne, rêves de Pierre Mauroy qui porterait nos excédents bagages, rêves de nos chers disparus qui sont encore vivants, rêves d’amphithéâtres renumérotés, de pluies sèches, de tes cheveux mouillés au sortir de la douche, d’une prostituée portant la burka islamique, rêve d’une dictature enchantée, rêve d’un adolescent qui nous remet un tract de Marine le Pen au milieu d’une rue de Bangui, rêve d’une jeune italienne fumant la pipe, rêves de joie et de peines, et de tes mains sur mon épaule, où toutes les Afriques se mélangent en un seul concerto flou, où les repères s’en vont, où l’on se perd et se retrouvera, peut-être. Un jour, bientôt, demain ?
Nous marchons. Avenues de la coloniale Diego Suarez, assoupie dans la chaleur entre midi et trois, tourbillonnante après le crépuscule, musicale et sentimentale.
C’est bon de terminer la tournée ici, avec Bruno Duparc, un homme intelligent, drôle, et humain. Qui aime son métier et ses semblables. Il nous a accueillis avec générosité et évidence. Cette dernière étape, comme quelques autres, est un enchantement fluide et simple. Malgré la fatigue dans les pattes, malgré la chaleur, malgré nos cent ans et la douleur persistante d’un coccyx depuis un mois fêlé. Simple comme bonjour. Joyeux comme pas deux. Doux comme l’amour.
Puis, comme on s’ennuie encore, on commence à avoir faim. On pense à la gastronomie africaine, dont nous avons pu expérimenter quelques facettes. Nous avons parfois mangé ça, et c’était bon.
Et puis de temps en temps nous avons mangé ça (28 représentations=28 repas comme ça, sauf que souvent c’était moins joliment présenté, moins copieux, moins bon, moins propre et avec moins d’ordinateurs derrière ):
Il y a eu de magnifiques rencontres et de cruelles confrontations ( beaucoup moins ), quelques hommes et quelques femmes que nous allons sans doute recroiser sur notre chemin. Et d’autres, des centaines, que nous ne reverrons plus jamais. La seule chose que nous avons pu leur offrir est ce spectacle, dont on espère qu’ils garderont de beaux moments dans leurs mémoires.
Car nous passons, éphémères marchands de souvenirs, athlètes jaunissant, vies cornées. Nous passons quand il faudrait rester, nous effleurons quand il faudrait comprendre. Brefs comme la vie, éternels comme l’attente. Il nous faudrait des millions d’existences encore pour appréhender ces Afriques. Mais nous passons. Resteront les pierres, les vallées, les herbes folles et ce que nous aurons semé.
Je regarde mes mains, qui ont écrit ce blog. Ampoules, piqûres, tâches et cicatrices. Je rentre chez moi, pour tenter de me souvenir que ces mains qui écrivent sont aussi des mains qui caressent. Qui peuvent dire, et qui peuvent toucher.
Un jour, bientôt, demain, nous repartirons, mais d’ici là, je rêve que ces traces numériques, froides et fugaces, continuent de faire écho aux sentiments qui les ont nourries, afin que nous ne passions pas comme des fantômes ou des illusions, mais comme des complices, des amis, des relais.
Nous allons, passeurs et vagabonds, témoins et messagers.
Des messagers fragiles, à la vision parcellaire, des témoins naïfs et pleins de contradictions, des voyageurs inquiets et des passeurs d’incertitudes.
Mais ce dont nous sommes conscients, c’est que plus jamais nous ne revivrons une aventure comme celle-là. Et que nous avons changé.
Pour le meilleur ? Qui sait ?