dimanche 13 mai 2012

Il me semble que la misère serait moins pénible à l’ombre


Afrique de l’ouest. Chaleur et poussière. Baraquements en tôle le long des routes. Pays de débrouille et de bakchichs, où la majeure partie de la population, qui n’a pas les moyens de faire plusieurs repas par jour, transhume nonchalamment devant les restaurants pour expatriés ou riches africains, devant les hôtels Mercure, devant les clubs avec piscine, pour glaner quelque eurodollar. Qui a dit que la misère serait moins pénible au soleil ?

Curieuse économie que celle de cette région où tout ce que l’on connait nous semble hors de prix, et où tout ce que l’on découvre ne nous semble pas bon marché non plus. Payer 90€ une chambre double qui donne sur les grues portuaires et leurs sirènes nocturnes bipant chaque transport de container ? Ce n’est pas donné à tout le monde. Mais c’est vendu à certains. Exemple à Cotonou : vers les docks où le poids et l’ennui vous courbent le dos, il y a l’Hôtel du Port, avec ses plats insipides, ses pizzas et ses salades qui donnent la tourista. Pour le respect de votre portefeuille et de vos intestins, mieux vaut manger local. L’Afrique qui veut faire dans le luxe à l’occidentale n’atteint pas son but. Nous regrettons alors de ne découvrir que des capitales asphyxiées, et de laisser les villages au bord de la route. Cette Afrique-là est-elle bien l’Afrique?

Mais foin des atermoiements, nous sommes ici pour jouer, où la rencontre avec le peuple noir se fait, et se fait bien, au-delà de nos états d’âme économicogéopolitiques.


Accra, Ghana. Ils sont venus, ils sont tous là. Venus applaudir deux comédiens au maquillage qui dégouline et aux costumes détrempés de sueur. Un vendredi 13 à Accra, représentation sauvée in extremis grâce au public en liesse, représentation aux forceps qui nous laisse le sentiment d’avoir accouché d’un monstre réussi. Entre chaleur insoutenable et accidents impromptus ( ce qui les distinguent des accidents planifiés ? ) ce n’est pas tout à fait le spectacle que nous avons créé, mais un hybride du temps qu’ il fait et du temps qui passe. Hier encore j’avais vingt ans. Mais dix kilos de plus.

Togo. Un vendredi 20 à Lomé, après avoir couru longtemps après notre matériel resté bloqué en transit au Caire ( non, je n’ai rien oublié ? ), on se voyait déjà en haut de l’affiche. Mais d’affiches, point : personne ne sait que nous jouons, ce qui nous permettra de le faire pour quelques badauds chaleureux dans un institut français en déconfiture. Le lieu sera abandonné bientôt, puis réaménagé ailleurs, mais pas en un jour. Le temps, et rien d’autre. Devant la foule clairsemée, nous avions prévu de raccourcir un peu le spectacle. Mais à la fin, une voix féminine s’élève : « Bissez ! ». Comme ça, devant tout le monde ? « Bissez ! » Si vous insistez. Nous avons donc bissé tout notre saoul, pour honorer Madame, les trois pelés et la vingtaine de tondus qui nous réclamaient. Bissé pour conjurer le sort. Bissé dru. Encore une soirée qui s’achève mieux que la journée n’avait commencé.

Bénin. Un mercredi 25 à Cotonou, les téléphones portables qui sonnent, et les flash d’un imbécile assis au deuxième rang, qui crépitent pendant une heure trente. On lui rappellera en fin de spectacle pourquoi le théâtre est cet instant fragile où la grâce du funambule peut être brisée au moindre couac, on expliquera à tous combien cet artisanat magnifique est perméable à la bêtise, superbe parce que vacillant, et souvent magique quand on ne le sacrifie pas à la grossièreté des hommes. Et combien il est intolérable de laisser un seul crétin gâcher le plaisir de tout un public, combien il est injuste de voir des enfants arrêter de rêver parce que la sonnerie du portable voisin les extirpe du songe théâtral, et combien il est inacceptable de se laisser emmerder par les cons lorsqu’on est en train d’ouvrir les bras vers le monde pour partager. Mais le public béninois, touché, a applaudi avec ferveur ce long discours improvisé entre rancœur et désarroi. Raison de plus pour ne pas se laisser saper l’espoir par une minorité connardeuse.


A Bangui, Centrafrique, république bananière caniculaire où il fait si lourd qu’on n’a pas le droit de prendre des photos, on a eu chaud. Dans les rues, sur scène, à l’hôtel, dans les bars ( danser joue contre joue ? On évite, au risque de rester irrémédiablement collés à son partenaire ). On a eu chaud aussi parce que les bagages n’étaient pas arrivés ( ils arrivèrent ), et qu’on nous a d’emblée annoncé la couleur : ici tout se vole, et l’espérance de vie moyenne est de 39 ans. C’était donc là que j’allais mourir, pile dans la moyenne, après m’être fait voler toutes mes affaires ? Afin de donner un coup de pouce au destin, j’entreprenais tout : chute d’un praticable en arrière dans le vide, ballet nocturne avec les moustiques porteurs du paludisme, contrôles de policiers corrompus, sacs oubliés dans les cafés, mais rien ne vint. Quand on a la poisse…

C’est donc vivants – un peu – et pleins d’espoir retrouvé – vraiment ?– que nous repartons en voyage, après quatre représentations chaotiques, tâchant de rester debout et propres (La bohème, ça voulait dire on sue des lobes ) dans les conditions souvent précaires de cette tournée. Et pourtant nous avons le privilège de manger à notre faim, de dormir à notre soif, de travailler comme on joue, de nous remplir quotidiennement le cœur d’expériences uniques. Quand on n’a pas tout ça, c’est plus compliqué.

Qui a dit que la misère serait moins pénible au soleil ? Indice : ce ne sont ni les Ghanéens, ni les Togolais, ni les Béninois, ni les Centrafricains.

Ce sont les Arméniens.