mardi 29 mai 2012

La tentation de l’égoïsme


Les jours se suivent et ne se ressemblent plus. Nous avons connu les Afriques. Celles qui nous ont bouleversés comme celles qui nous ont déplu, celles qui parlent la langue de Voltaire ou celle de Britney Spears, les Afriques exemplaires et les Afriques décadentes, la pureté de l’air marin et la puanteur des embouteillages, les champs de sacs en plastique et les allées de baobabs.

Nous avons retenu des leçons indélébiles, et nous sommes passés à côté d’autres apprentissages. Nous avons grandi, mûri et vieilli. Nous avons aimé, nous avons haï. Nous sommes un autre.

Notre spectacle, nous l’avons joué dans de merveilleuses conditions techniques, pour des publics avertis ou habitués à notre exercice de l’art. Nous l’avons aussi joué dans des néants culturels et logistiques, où personne n’avait jamais vu ça.

Le spectacle a été joué autour du monde une soixantaine de fois. Au début de cette aventure, nous étions prêts à tout, au moins à en découdre avec tous les obstacles et les contretemps, les contrariétés et les approximations. Aujourd’hui, lorsque parfois les conditions d’accueil sont précaires, lorsque nous n’avons pas les moyens de faire de belles lumières, lorsque les camions qui passent chantent plus fort que nos ritournelles, lorsque nous nous confrontons à l’incompréhension et l’incommunicabilité, la tentation est grande d’adapter nos exigences et notre désir à la réalité (quand il faudrait pourtant tâcher d’adapter la réalité à nos exigences ?).

On ne nous donne pas les moyens de faire notre spectacle dans les conditions optimales ? Peut-être prendrons-nous moins de plaisir, et ce ne sera pas de notre faute si le résultat est approximatif. Puisque nous avons fait la preuve des dizaines de fois que le spectacle peut-être magique et triomphal, pourquoi s’acharner ? La faute à nos hôtes. Voilà.

Qui parfois y mettent du leur : pour ma part, en tant que Serbo-germano-alsaco-juif ukrainien, on m’avait traité de tout sauf de parisien. Apparemment, dans la bouche de certains, cela sonne comme une insulte. Nous n’allons pas aborder ici la question de la xénophobie, trop vaste sujet pour un si petit blog (même si ça nous titille).Ni d’ailleurs la bêtise humaine, pour les mêmes raisons. Mais ça surprend quand même quand les deux vous tombent dessus en même temps. Sic.

Mais revenons à nos chèvres qui broutent du plastique le long des nationales.

Et à la tentation de l’égoïsme : pourquoi passer douze heures de montage dans un lieu improbable, avec des moyens techniques indigents et des interlocuteurs de peu de (bonne) volonté ? Alors que nous pourrions placer deux projecteurs approximatifs, et jouer quand même. D’autant qu’on nous le répète souvent : « vous savez, les gens, ici, ils ne verront pas la différence, ils ont l’habitude de ça ». Re-sic.

La logique pourrait sembler implacable, mais il y a quelque chose qui nous chiffonne, nous froisse, nous plisse douloureusement le front : pourquoi dans ce cas avoir conçu un spectacle itinérant, mobile, adaptable, pourquoi être venus de si loin pour plier dans la dernière ligne droite, fut-elle glissante et propice aux crocs-en-jambe ?

Et surtout, n’y a t’il pas, justement, dans ces obscures parties du monde où la lumière des arts est une flamme vacillante, un vrai défi à relever ? Ne trouvons nous pas davantage de sens à nos aventures lorsque quelqu’un nous dit que le spectacle l’a marqué pour la vie - parce qu’il n’avait jamais rien vu ni même imaginé de semblable – que lorsque nous officions sous les regards éclairés de publics plus avertis ( même si c’est très agréable) ?

Faire un spectacle comme le nôtre, n’est-ce pas vouloir donner la chance à tous les publics de pouvoir profiter du meilleur de nous-mêmes ?

Même si parfois cela demande un effort qui nous semble de prime abord intenable ? Récemment, nous avons posé nos lourdes valises dans un nouvel aéroport, une nouvelle cité chaude et poussiéreuse, où nous rêvions de faire un beau spectacle, et où nous nous sommes efforcés de tout recommencer, comme neufs malgré les dizaines de milliers de kilomètres déjà parcourus lors de cette tournée, vaillants, volontaires, intrépides malgré la fièvre.

Il semblerait que nous dérangions, avec nos « exigences ». Sic.

Quand on est mal reçu ( conditions délicates et accueil indélicat, pour rester dans l’euphémisme ), la tentation est encore plus forte de baisser les bras et de se dire que notre hôte ne mérite pas la peine qu’on voudrait se donner pour lui plaire. Fort heureusement, nous avons depuis longtemps appris à nous élever au-dessus des problèmes de susceptibilité, des problèmes techniques, et surtout, des problèmes d’ego. Et surtout, nous ne prenons pas les spectateurs en otage, quand bien même toute notre bonne volonté est coupée dans son élan.

Aussi, armés de patience, de courage, et aussi d’un certain mépris pour les étiquettes et les a priori, avons-nous fait tout notre possible pour que cette représentation encore soit la plus belle possible. Le lieu s’y prête, improbable comme souvent et charmant comme rarement. Pas facile facile, avec ses grenouilles et ses cigales qui envahissent l’espace sonore, avec le vent qui s’engouffre dans le décor, avec un éclairage spartiate. Mais nous avons parié que le charme opérerait.

Ce fut une excellente représentation, de celles qui vous donnent la force de continuer à vous battre, quand parfois la vie tente de vous mettre K.O. Ce qui nous permet de rester debout, de garder la ferveur nécessaire à poursuivre notre chemin, à défricher des espaces vierges, à conquérir, c’est aussi une certaine idée de l’art, qui veut que l’œuvre ne se confonde pas avec ses auteurs. Lorsqu’on présente un spectacle, on présente un travail. C’est sur ce travail que nous devrions être jugés, non sur notre origine ou notre comportement ( qui si j’en crois les innombrables lettres de remerciements et témoignages de reconnaissance que nous avons reçus depuis le début de ce spectacle a pourtant fait une belle unanimité ).

Sommes-nous de bons artisans ? Nul n’a daigné nous le dire ici, et c’est la première fois. Sic.

Nous pensons que lorsqu’on accueille un spectacle, comme lorsqu’on le représente, il faudrait avoir ne serait-ce que l’ombre d’une idée de ce qu’est un projet artistique, et savoir respecter ses interprètes, à défaut de les apprécier.

Il faudrait savoir aussi, dans le regard que l’on pose sur ce travail, distinguer l’œuvre de ses auteurs ou interprètes.

Sinon, Louis-Ferdinand Céline serait un très mauvais écrivain, et Bernard Menez un acteur hors pair.